Normandie : terre-de-nos-mères

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Le sorcier de Bernay

Est-il encore vivant ?

 

Presque tous les Samedis, jour de marché, un vieillard descendait la rue principale en poussant son vélo dans le ruisseau, lui marchant sur le trottoir. Il n’était pas très grand mais droit comme un I, le visage buriné, les traits marqués, ce que l’on appellerait aujourd’hui « une belle gueule ». Des cheveux blancs fournis et bouclés à grands crans encadraient ce visage et descendaient en larges vagues jusqu’aux épaules. A l’époque, dans les années 60, cela choquait dans ce petit bourg bien pensant, masquant toutes les turpitudes de ses habitants.

Et surtout, des yeux d’un bleu profond illuminaient ce vieil homme, un bleu outremer que bien peu de personnes sur Bernay pourraient décrire ; pas plus que le mince sourire qu’il arborait sans cesse, sourire de supériorité, de mépris, de compassion envers la bêtise humaine, de sérénité ; je ne saurais le dire mais, chaque Samedi, je le regardais, je lui souriais et, me semble-t-il, son sourire s’accentuait imperceptiblement. Je ne quittais pas le trottoir, je le regardais franchement avec toute la candeur et l’assurance de mes dix ans et je rencontrais ses magnifiques yeux bleus. Je ne risquais pas d’être bousculée en le croisant, la plupart des gens avaient quitté le trottoir, les autres marchaient sur la rue... c’était le sorcier !

Et tout le monde, même ceux des villages d’alentour le savait, l’évitait ou, surpris dans la cohue du marché, évitait ses yeux qui pouvaient, disait-on, vous jeter un sort.

Moi, je le trouvais beau malgré ses 80 ans ou plus, son regard était doux mais personne ne le croisait. Ma mère (pas mon père qui ne faisait qu’approuver sans être, je crois, franchement convaincu et surtout pour avoir la paix) m’avait fait toutes recommandations d’usage : éviter de la croiser et baisser les yeux s’il était trop tard pour passer au large. Pas seulement elle, mes grands parents, Paulette ma nounou, les amis, bref tout le monde ; je ne sais pas ce qu’en pensait Pierre, mon cousin un peu frondeur faute de lui avoir demandé, mais, je pense, qu’il m’aurait dit que c’était un pauvre homme solitaire en proie à la bêtise du genre humain.

Les plus cartésiens le rendaient responsables de plusieurs morts à Bernay, même celle de l’épouse d’un médecin morte de langueur. Il lui avait suffi de rester sous sa fenêtre, chaque jour, quelques minutes pour l’envoûter et la faire dépérir au point que même son époux n’avait pu la sauver.

Le frère de Paulette était lui aussi mort de ses méfaits ... c’était un colosse Marcel, maçon de son métier, grand, costaud, un physique de rugbyman. Je ne m’en souviens que d’après la photo encadrée que Paulette avait conservée toute sa vie. Je devais être bien jeune à sa mort, il me semble pourtant qu’il venait d’avoir des jumeaux. Un soir, il est rentré du travail en se plaignant d’une migraine, s’est couché sans manger et ... ne s’est jamais relevé... le sorcier passait devant chez lui chaque jour, parait-il, pourtant c’était à l’autre bout du bourg, à plusieurs kilomètres de Menneval où il habitait. D’autres ont dit que cette mort était due au fait qu’une des sœurs de Paulette s’était convertie à l’Antoinisme. Le temple était un peu en contre bas de l’hôpital, tout peint en vert et Paulette pour marquer sa désapprobation l’appelait « le petit b... ».

Ma mère avait une couturière dont elle était très amie, Mme Morin, qui avait dans les 80 ans et qui lui tirait aussi les cartes. J’allais parfois l’accompagner chez Mme Morin, un appartement dans la rue de Lisieux, proche du carrefour (au feu rouge comme on disait) en face ou presque du café PMU où elle aimait « jouer un petit cheval ». Le logement était sombre, délabré, peu entretenu et dans un grand désordre. J’y ai appris tout comme ma mère à tirer les cartes.

M. Morin avait, je crois, 6 ans de plus que sa femme et il avait fréquenté le petit séminaire puis le grand sans avoir été ordonné prêtre, et, un jour, il avait dit à ma mère que le sorcier avait été un de ses condisciples.

Avait-il été ordonné ? Etait-il un prêtre défroqué ? Et pourquoi ?

Il faut bien savoir, qu’à cette époque (fin XIX° compte tenu de leurs âges) un fils de famille pauvre n’avait que peu d’espoir de faire des études sans entrer au séminaire. S’il n’avait pas la vocation, encore fallait-il échapper à temps à l’ordination voire même au diaconnat. Dans la société frileuse et bien pensante de Bernay, un prêtre défroqué voire un diacre en gardait la trace à vie et la réputation de débauché ou de sorcier n’était pas loin ... Accepte-t-on encore de nos jours les prêtres mariés...

 

Etais-je déjà un peu rebelle, en tous cas ce vieux Monsieur ne me faisait pas peur du tout, je crois même qu’il me fascinait. J’allais même jusqu’à m’inquiéter lorsque je ne l’avais pas croisé certains Samedis. Il faut dire que dans ce bourg, il n’y avait pas grand-chose à faire et rien qui sortait de l’ordinaire !

A 15 ans, je quittais donc Bernay, sans y revenir très souvent par la suite. Je faisais des études d’ethnologie et j’avais environ 20 ans lorsque je me risquais à demander à Paulette si le sorcier était toujours vivant. Le sujet étant tabou, sa réponse fut laconique : « cette saleté, ça ne crève pas ! » et j’envisageais alors de faire ma maîtrise d’ethno sur lui. Ma mère m’intima l’ordre d’oublier le sujet et, à cette époque, même rebelle, il était difficile de passer outre. Donc je n’allais pas voir le sorcier qui devait, d’après mes calculs avoir entre 90 et 100 ans ( M. Morin, son condisciple était décédé très âgé depuis quelques années déjà). Je changeais donc pour un sujet plus respectable « les Saints guérisseurs en Normandie » et ils sont légion ! Mais, au moins je fréquentais les églises et non les sorciers.... quoique certaines pratiques me semblent assez païennes ! Par exemple, à Saint Benoit des Ombres où il existe un pèlerinage contre le « mal fait » autrement dit la sorcellerie, mot que l’on ne prononce jamais en Normandie de peur de l’attirer ... de même que les mots sort, envoûtement, sorcier etc...

 

Je garde un souvenir des plus pénibles et angoissants de l’église de Saint Benoit, il faut dire que le temps et l’heure s’y prêtaient : un crachin typiquement normand, un sentier boueux, un ciel bas masqué par la brume, un porche aux ladres profond et très sombre en Automne, à la nuit tombante ; tout était réuni pour créer l’impression de malaise... il est remarquable que l’on parle moins de fantômes et de sorts jetés sous des cieux plus cléments, le Nord de l’Europe semble être leur résidence privilégiée...

 

saint Benoit des ombres porche aux ladres

(porche aux ladres St Benoit des Ombres)

 

Je ne suis retournée à Bernay qu’après mon retour de Calédonie, convaincue que mon « sorcier préféré » avait dû rendre son âme à Dieu. En cette année 83, il devait avoir 110 ans et tranquillement je demandais à Paulette : « alors, il est mort, le sorcier ? »

« Non, répondit-elle, l’hiver dernier en plein mois de Décembre, des jeunes lui ont fichu une raclée et l’ont laissé pour mort dans la neige, eh bien, le Samedi suivant, il était au marché avec son vélo, bien gaillard ! Je te dis que cette saleté, ça meurt pas ! »

Je n’avais que peu de temps à passer sur place et je ne suis pas allée à Menneval le chercher, d’ailleurs, je ne savais pas où il habitait exactement et encore moins son nom et personne de ma connaissance ne m’aurait donné le moindre indice en sachant que je voulais le rencontrer. Dix ans plus tard, il était toujours de ce monde, je ne perds pas espoir, lors d’une prochaine visite de le rencontrer il n’aurait que 140 ou 150 ans ...

Peut-être plus, s’il s’agit du sorcier si bien dépeint par Jean de la Varende dans « Pays d’Ouche » et qui lui ressemble beaucoup...

 



24/05/2022
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